jeudi 28 juillet 2011

Chercher dans le Kangyour et Tengyour



Asian Classics Input Project (ACIP) est un projet de numérisation de textes classiques asiatiques, à l’initiative du Géshé américain Michael Roach du centre de retraite bouddhiste Diamond Mountain en Arizona du sud. Ce projet a pu se développer grâce à l’aide de nombreux volontaires et mécènes. Après l’invasion chinoise et la révolution culturelle, il était devenu urgent de sauver des textes anciens. ACIP s’engage à les préserver en les numérisant et en les mettant librement à la disposition de tous. Ce projet est entièrement dépendant de dons, qui sont utilisés pour la préservation du patrimoine littéraire bouddhiste tibétain et pour venir en aide aux réfugiés tibétains.

La mission définie par ACIP est :

- d’avoir un effet positif sur le monde dans lequel nous vivons

- de sauver les grands classiques asiatiques et de les mettre à la libre disposition de tous

- de diffuser les grandes idées contenues dans ces classiques pouvant permettre d’enrichir les vies des gens ordinaires partout dans le monde

- de contribuer à la préservation des patrimoines et des traditions de l’Asie

- d’aider à améliorer la qualité de vie des réfugiés qui travaillent pour ACIP

C’est dans ce cadre qu’ACIP a développé un outil superbe accessible à tous ceux qui s’intéressent à l’étude des textes classiques des collections du Kangyur et du Tengyur. Cet outil permet de faire des recherches de mots et de phrases entières dans tous les textes de ces collections. Les mots ou les phrases cherchés sont entrés en caractères romanisés (Wylie ou ACIP input code). Une page de résultats de recherche indiquera tous les textes du Kangyur et du Tengyur dans lesquels figurent les éléments cherchés. En cliquant sur chacun des occurrences, un double affichage montrera le texte en tibétain scanné ainsi que cette même partie du texte en version romanisé (ACIP).

Il y a une seule réserve. L’accès aux contenus tantriques est réservé à ceux qui ont reçu au préalable plusieurs initiations de grands yidams de la part de maîtres reconnus.

Voici l’adresse de l’outil de recherche en ligne.

Et voici l’adresse pour faire des dons permettant à ACIP de poursuivre sa mission.


samedi 16 juillet 2011

Le Dalai-Lama à Washington



Le 9 juillet 2011, dans le Verizon Center, à Washington, et dans le cadre de l’initiation de Kalacakra, le Dalai-Lama avait donné un enseignement sur la deuxième section des Etapes de la méditation (S. Bhāvanākrama T. bsgom pa'i rim pa) de Kamalaśīla.

Le bouddhisme part de la réalité. La donne de celle-ci est que tout est en changement perpétuel et que par conséquent que tout est impermanent. Le changement perpétuel est dû au fait que rien n’existe de façon indépendante, tout se produit à partir de causes et de conditions. Ces deux idées, l’impermanence et la production conditionnée sont à la base du concept bouddhiste de vacuité, qui est la réalité à partir de laquelle le bouddhisme s’est construit.

De manière générale, les êtres éprouvent des plaisirs et des peines, bonheur et souffrance, et poursuivent le bonheur en essayant d’éviter la souffrance. Comme toute autre chose, le bonheur et la souffrance sont en perpétuel changement et dépendent de causes et de conditions. L’objectif du bouddhisme et de mettre fin à la souffrance. Afin d’éviter la souffrance, il faudra connaître sa cause et agir en amont. La cause de la souffrance est la non-connaissance de la réalité (impermanence et production conditionnée). Par conséquent, pour faire cesser la souffrance, il faut s’abstenir de ce qui résultera en souffrance et cultiver les antidotes qui conduiront au bonheur.

Le bouddhisme constate que les contraires ne peuvent pas coexister au même instant. La haine ne peut pas être présente en même temps que l’amour. Quand il y amour, il n’y a pas de haine, et quand il y a la haine il n’y a pas d’amour. Le même raisonnement est suivi pour la non-connaissance (avidyā) et la connaissance (prajña). Là où il y a connaissance, il n’y a pas de place pour la non-connaissance. La non-connaissance se chasse par la connaissance, comme l’obscurité se dissipe par la lumière.

Le dernier élément est la pureté naturelle de l’esprit. L’esprit est pur dans le sens que sa nature est libre de tous les contraires, de toutes les forces opposées. Cette nature n’est évidemment pas différente de la réalité du changement perpétuel et de la production conditionnée. Mais elle est toujours accessible, comme le ciel bleu derrière les nuages. La rejoindre de façon définitive est appelé « libération » (mokṣa). Elle est rejointe en éliminant systématiquement et graduellement la non-connaissance et les affects (kleśa). L'approche est double : remplacer la non-connaissance par la connaissance et les affects par des vertus spirituelles comme les quatre demeures sublimes (brahmavihāra) ou états mentaux sublimes sans limites (S. aparimāṇa T. tshad med bzhi) : la bienveillance et l'amitié (maitrī) à l'égard de tous les êtres, la compassion (karuṇā) à l'égard des personnes en difficulté, la joie sympathique (muditā) pour le succès des autres et l'équanimité (upekṣā) vis-àvis de ses propres expériences, agréables ou désagréables.[1]

Voici un lien pour voir l'enseignement complet du Dalai-Lama (en anglais), dont ce qui précède n’est que le résumé de la première partie.

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[1] Môhan Wijayaratna, Les entretiens du Bouddha, p. 250

vendredi 8 juillet 2011

Dampa et ses méthodes cachemiriennes ?



J’ai déjà parlé des tentatives de sauver Milarepa et de Gampopa en complétant leur CV de tantrika qualifié, à une époque ultérieure où la voie des techniques était considérée supérieure suite aux polémiques.
Dampa Sangyé aussi avait fait l’objet d’un sauvetage par l’historien Geu Lotsāva. Geu écrit qu’une des instructions attribuées à Dampa, le Cycle des méthodes des gouttes immaculées du sceau universel (phyag rgya chen po dri med thigs pa phyag bzhes kyi skor), remonte à Maitripā, dont Dampa avait été le disciple. Dans ce cycle le mot « Mahāmudrā » fait allusion à la Mahāmudrā de Maitripā, le mot « immaculé » (T. dri med) aux propos de Dampa et le mot « méthode » renvoie aux méthodes de préceptes dits être quelque peu différent de celles des autres doctrines.
En ce qui concerne le mot « immaculé », Dampa avait l’habitude d’introduire (T. ngo sprod) ses disciples à l’état immaculé de l’Intelligence (T. rig pa dri med S. nirmala/nirañjana saṃvid ?)[1].

Dans la traduction de Roerich[2], Geu cite Maitripā pour avoir dit : « Ces préceptes [du système de Maitripā] ne sont pas basées sur la méditation sur les divinités et ne suivent pas le système des quatre mudrā. » Je ne sais pas dans quel texte Maitripā aurait écrit cela de façon si explicite, mais Geu se précipite de dire que Dampa avait par ailleurs donné les instructions des quatre mudrā dans le cadre de l’initiation de Kalacakra et qu’il est faux de dire que le système de Dampa ne contenait pas de préceptes tantriques.[3]

J’ai écrit sur la méthode de l’introduction de Dampa. "Ne pas fermer les yeux, [ni] arrêter les actes de conscience psychosensorielle. L'arrêt des souffles, lui, est réalisé par le vrai Guide."[4] Gos précise que cette phase correspond au moment où iḍaa et piṇgalā/souffle vital entre dans le canal médian et que le yogi est dit être capable de contempler l’absolu, c’est-à-dire la Mahāmudrā[5].

Quand son disciple principal Kun dga' (1062-1124)[6] demande à Dampa comment il doit méditer, Dampa repond :"Tu dois méditer en fixant les yeux vers le ciel, vers le haut, puisque c'est une posture favorable qui est particulière à la Prajñāpāramitā".[7] Il existe bien des postures et des positions de regard (T. lta stangs) propres aux pratiques tantriques, mais Dampa ramène cette posture particulière dans le domaine de la Prajñāpāramitā. Rappellons que la première lignée de zhi byed est apellé le système Cachemirien (T. kha che lugs).

Or parmi les méthodes et non-méthodes pour épanouir le « canal central » des stances pour la reconnaissance du Seigneur, figurent « la détente et le regard panoramique ».[8] Il y est question de « l’attitude de Bhairava » qui consiste à demeurer détendu tel qu’on est, les yeux ouverts « émerveillé » - vismayamudrā) et la bouche béant (cakitamudrā), flottant dans l’espace de la conscience.

So chung ba (1062-) était le disciple de Dam pa rMa (chos kyi shes rab né en 1055), à son tour disciple de Dampa. La première rencontre entre So chung ba et Dampa était une occasion de joie et Dampa l’introduit (ngo sprod) aussitôt au principe conscient (S. cittatva). Roerich explique qu’autrefois au Tibet, les instructions religieuses commençaient toujours par l’introduction du disciple à son principe conscient. Un jour, lorsque Dampa Ma (le maître) et Sochung (le disciple) étaient en train de moudre du maïs, Sochung avait relâché la meule et resta les yeux grand ouverts (T. had de) pendant une longue période. Ma lui dit : « Qu’est-ce qui t’était arrivé (tsa cig cig byung 'dug) ? Dampa t’aurais donné des instructions ? ».[9]

Mise à jour : Jean Naudou mentionne dans Les bouddhistes cachemiriens au Moyen-âge que Dampa aurait séjourné au Cachemire et qu'il fût le maître du Cachemirien Jñānaguhya (Blue Annals, p. 871). Source : Marcelle Lalou, Les religions du Tibet, pp. 39-42 et 44-47. Jean Naudou rappelle aussi (p. 140), que 'Gos présente Ratnavajra comme un maître de Mahāmudrā qui aurait instruit Dampa (AB p. 869).

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Illustration et explication : détail de la lignée zhi byed, blog de Dan Martin (Sotheby's)

[1] Blue Annals, pp. 934
[2] Ce n’est pas spécifié qui parle ici. Cela pourrait même être Dampa, comme Gos continue après la citation en disant, que cela semble en accord avec ce qui précédait, et ce qui précédait était la référence à Maitripa. Le passage est sur Zhi byed et après, Gos continue à parler de Dampa. Roerich a conclu que c’était Maitripa qui parlait.
[3] Blue Annals, pp.976- 977
[4] Blue annals p. 921-922 Deb ther : p. 1021 la citation vient des distiques de Saraha (n°66) :"mig ni mi 'dzums sems ni 'gags pa dang*/ rlung 'gags pa ni dpal ldan bla mas rtogs/
[5] Blue Annals p. 873
[6] Blue annals p. 921-922
[7] Blue Annals, pp. 922-923
[8] Au cœur des tantras, David Dubois, p. 190
[9] Blue Annals, p. 877 DT 1026

mercredi 6 juillet 2011

Les siddhas mystiques


Colette Caillat
Quand on lit la littérature des siddhas indiens de différents bords, souvent en prakrit, écrits dans un langage populaire et à la versification simple, on est frappé par les similitudes de forme ET de contenu. Qu'il s'agit de siddhas bouddhistes (Saraha, Kanha...), Tamil (Tirumular, Sivavakkiyar...), Shivaïtes, Nâth, Vaishnavistes, ou même Jaïn (Yogindu/Rāmasiṃha), leurs chants sont traversés par des thèmes, images, caractéristiques et idées identiques ou très similaires.


Officiellement, la mouvance siddha est apparue à la deuxième moitié du premier millénaire, mais la plupart des documents préservés datent du 10ème au 15ème siècle. Pour de nombreux siddhas, la libération de l'existence temporelle ne consistait pas en l'affranchissement du corps après la mort ou pendant la vie (jīvan-mukti), mais ils aspiraient en fait à la perfection d'un corps immortel, un corps parfait (siddha-deha) ou un corps divin (divya-deha). Tous les siddhas partagent la vue que le corps est un instrument du progrès. Ils mettent donc l'accent sur la pratique du yoga (prāṇāyāma, yoga sexuel) et certains (rasasiddha) pratiquent également l'alchimie (S. rasāyana T. bcud len) pour accéder au corps immortel.

On ne peut que constater une différence entre les siddhas, qui généralement ont une approche proactive, magique, motivés par un certain désir de contrôle et des mystiques, issus du milieu des siddhas et classés parmi les siddhas, mais qui ont une approche plus passive, non-dualiste, qu'on pourrait résumer en la pensée "A quoi bon réaliser un corps immortel, si l'univers entier est notre corps et de nature divine?"

Cette pensée centrale peut être déclinée et adaptée aux spécificités des sectes et écoles où elle est accueillie. Ces adaptations sont minimes et les caractéristiques spécifiques servent tout juste à identifier l’école ou la secte qui a intégré cette pensée. Elles ne gênent pas l’idée générale qui est très clairement mystique et non ésotérique, même si des moyens ésotériques peuvent être mise en œuvre pour tenter de stimuler ou accélérer le « travail mystique ».

Le texte le plus emblématique de cette branche particulière de la mouvance siddha dans le bouddhisme c’est le recueil d’aphorismes (dohākośa) de Saraha, dont Maitripā s’est fait le premier interprète. Comme tous les textes issus des siddhas mystiques, il est très critique de tout ce qui est avancé comme méthode, quel que soit la religion ou l’école à laquelle elle appartient. Les siddhas mystiques sont très méfiants pas tant des méthodes elles-mêmes, mais de la foi et de l’espoir que les adeptes puissent investir en elles. Le moindre intérêt, intéressement, idée ou croyance nous séparent de ce que nous recherchons.
Que nous lisons le « bouddhiste » Saraha, le « Jaïna » Yogindu (alias Joindu, Yogindra, Rāmasiṃha) ou des textes commes l’Avadhūta Gītā, le message très universaliste sera quasiment le même à part quelques éléments permettant d’identifier l’appartenance.

Chez Yogindu :
« Le soi n’est point brahmane, n’est pas du tiers état, n’est pas de la noblesse, ni de la dernière classe ; il n’est point homme, eunuque, femme : celui qui connaît le pense comme un tout achevé.
Le soi n’est point bouddhiste, ni digambara, le soi n’est pas śvetāmbara ; le soi n’est aucunement porteur d’insigne : étant un être connaissant, il connaît, lui, le yogi qui voit.
Le soi n’est point maître, n’est point élève, n’est ni patron, ni serviteur, n’est point brave ni lâche, n’est ni de haute ni de basse condition.
Le soi n’est pas un être humain ou divin, le soi n’est pas un être animal, en aucune façon le soi n’est un être infernal : étant un être connaissant, il connaît, lui, le yogi.
Le soi n’est pas savant ou ignare, n’est ni puissant ni misérable, n’est point adolescent, vieillard, bambin, ni qui que ce soit d’autre dont le trait distinctif serait dû au karman.
Mérite, démérite, temps, espace, support du mouvement et de l’arrêt du mouvement, masse d’être, le soi n’est aucun de ces principes : de nature, il est, exclusivement conscience. »
(Lumière de l’absolu de Yogīndu, traduit par Nalini Balbir et Colette Caillat I 87-91, pp. 119-120)
Une autre citation extraite de l’Offrande de distiques (Dohāpāhuda de Rāmasiṃha/Yogīndu, traduction de Colette Caillat, Journal asiatique tome CCLXIV, année 1976) :
« 141. On s’est incliné devant ta (statue), noble Jina, tant qu’on n’a pas considéré que tu es dans le corps,
Si l’on a considéré que tu es dans le corps, alors, qui s’incline, devant qui ? »
Ce Jina est :
« 200. Il est le Soi-suprême, le suprême séjour, il est Hari, Hara, Brahmā, Buddha ; il est la suprême lumière – les penseurs le proclament -, le Jina, le dieu, l’Immaculé. » [Yogindu, p. 186)
Chez Rāmasiṃha, ce Jina, est le Soi, le Soi suprême (paramātman), aussi appelé Śiva, ou deva :

« 175. Devant, derrière, dans les dix directions, où (que) je contemple, c’est Lui (que j’)y (contemple) ;

Dès lors, mes errements ont disparu, il n’est plus nécessaire de poser la moindre question. »[1]


Le même vers se trouve dans les distiques de Saraha « Devant, derrière, dans les dix directions »[2]. Qu’est-ce qu’on y trouve ? Le commentaire de Maitripā y explique le sceau universel (Mahāmudrā). Comme les aphorismes sont très similaires, que les idées et les images sont quasiment les mêmes, il est assez aisé de faire des recoupements. Saraha aussi dit qu’il n’est plus besoin de poser la moindre question, « Laisse le principe ultime (tattva
) s’interroger lui-même »[3].



L’Avadhūta-Gītā suit la même approche apophatique ou négative :


33. Il n’a rien de Śiva, ni de Śakti, ni de Manu,
Il n’a ni corps, ni forme, ni marques,
il n’est pour lui d’action, commencée, poursuivie, achevée,
tel est l’Esprit suprême, immémorial, où l’on pénètre.[4]



Tout cela a l’air délicieusement subversif, mais le but reste le détachement et l’activité désintéressée. Une petite dernière pour la route de Rāmasimha/Yogīndu, dont les deux petits textes traduits par Colette Caillat et Nalini Balbir sont particulièrement puissants et incitant au non-agir...


138. Pour prix de mérites naît la haute fortune, de la fortune, l’orgueil, de l’orgueil, l’égarement spirituel,

et de l’égarement spirituel, l’enfer : or donc, qu’il ne nous naisse pas de mérites ! »[5]


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Photo de Colette Caillat (1921-2007)

[1] L’offrande des distiques, p.90
[2] DKG n° 27
[3] DKG n° 100
[4] Avadhūta-Gītā, ma nature est béatitude je suis libre, Alain Porte 46 On ne trouve pas ce verset dans la traduction anglaise de Hari Prasad Shastri où le chapitre II se termine avec le verset 29
[5] L’offrande des distiques, p.85